Paul Delvaux. L’éveil de la forêt, 1939. The Art Institute of Chicago, Joseph Winterbotham Collection. © 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / SABAM, Brussels
Paul Delvaux. L’éveil de la forêt, 1939. The Art Institute of Chicago, Joseph Winterbotham Collection. © 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / SABAM, Brussels

Peut-on être vraiment humain sans aimer les forêts?

 

Un éditeur, pas le moindre, me met sur la table un contrat pour un livre. J’ai accepté, à moi de l’écrire, lui se débrouille du reste. Le titre ? Il faut sauver nos forêts de France. Jusque-là, d’accord, sauf que je me sens pas sauveur du tout. N’empêche, sauver les forêts : fin mars 2021, il faisait 29,8 °C, du jamais vu, j’apprends qu’à 1 400 m en Ossau, la neige a fondu et les faines sont germées. Il y a quelque chose qui ne va plus très bien dans l’ordre des choses de la nature.

De mon jardin, perché entre l’Adour et les gaves, j’y pense, du muguet en fleur à mes pieds, en mars on aura tout vu. Dans mon dos, il y a l’océan des pins de la Grande Lande, la cheminée de la papeterie de Tartas qui me dit le temps qu’il va faire. En face, les Pyrénées se déploient de la Rhune à la Maladeta. D’où j’habite, on ne voit pas les forêts de montagne, mais, pour les avoir parcourues pendant près de 50 ans, je sais exactement où elles sont. Ce sont les chênes tauzins, les frênes et les châtaigniers du Pays basque, piquetés de plantations de chêne rouge et de tulipier de Virginie ; la hêtraie d’Iraty qui penche vers l’Espagne et envoie ses eaux en Catalogne et d’où, de ces hauteurs, on voit pourtant l’Atlantique vers l’ouest ; les pins à crochets de la Pierre Saint-Martin, les derniers, les plus hauts, accrochés aux flancs de l’Anie près des sources du Marmitou. Les sapins d’Issaux, le chemin de Mâture et les anciennes traces des exploitations forestières par câble.

Les hommes et des femmes rencontrés dans ces forêts, je les connais, je les vois. Les forestiers en martelage : « Foyard quarante-cinq », puis, les deux coups secs du marteau. « Sapin soixante », et encore deux coups secs. À quoi pense un forestier quand il décide de marquer un arbre à couper ? Les exploitants chargeant leur grumier sur les places de dépôt ; les ramasseurs de champignons furtifs et taiseux : « Un coin à girolles, ça se dit pas ! » ; les chasseurs partant à la palombière ; la naturaliste, toute heureuse de montrer ses photos de l’ourse et de ses petits rencontrés la veille ; les familles de randonneurs peinant dans les raidillons, les enfants traînant la patte et les parents les motivant à coups de bobards éculés : « Encore un petit effort, vous allez voir comme c’est beau en haut et d’ailleurs on est déjà presque arrivés. »

Je suis de tous ceux-là, je fais partie des forêts de France, au moins parfois, au moins en rêve. Peut-on être vraiment humain sans aimer les forêts ? Sans sentir que là se trouvent les portes et les chemins qui nous relient à la vie, à la terre, à notre vraie nature et aux autres ?

Sauver les forêts ? Oui, il le faut et ça urge pour elles et pour nous. Sauf que sans les forestiers et les travailleurs du bois, je vois ça bien mal parti. Les forêts de France, ce sont des siècles et des siècles indémêlables de nature et d’humain. Montrer les arbres et la nature, laisser parler les humains, voilà de quoi faire un livre. Partir sur la route pour aller à leur rencontre, voilà la méthode ; être à la fois passant et passeur de beautés, de mémoire et de valeurs, montrer l’angoisse, la tristesse face à ce que nous allons perdre à tout jamais : nos paysages forestiers, nos certitudes (ça, ce n’est pas grave), nos moments de joie dans ces espaces qui comptent pour nous. Montrer aussi que d’autres paysages, d’autres joies, d’autres savoirs sont en émergence et que de belles surprises de la nature nous attendent.

Hervé Le Bouler


La rubrique Charpente et racines,
À la rencontre des forêts de France, de ses femmes et de ses hommes.
La charpente et les racines, ce sont les branches charpentières de l’arbre, le bois et le patrimoine, l’ancrage.