La valeur non marchande des forêts diffère des revenus du forestier
La valeur non marchande des forêts diffère des revenus du forestier (crédit photo: Vincent Desjardins)

Non, la forêt n’est pas un bien commun. Réponse à Daniel Perron et Geneviève Rey

 

Faut-il voir un lien entre forêt et Covid-19 ? La forêt doit-elle relever du domaine public ? Devenir un « bien commun » ? Sur quelle échelle de temps devons-nous et pouvons-nous planifier le devenir des massifs forestiers ? À qui revient-il d’imaginer le futur des forêts ? Réflexions personnelles d’Anne Bablon. 

Daniel Perron et Geneviève Rey ont réalisé l’article « Repenser l’usage de la nature : une perspective forestière », publié le 6 mai 2020 par la Fondation Jean Jaurès. L’écriture à plusieurs mains est un art délicat et cet article nous le prouve encore. En lisant ce texte jusqu’au bout, l’envie m’a pris d’écrire un canular à la Sokal et Bricmont, que j’aurais intitulé « De l’ontologie de l’arbre et de la forêt ». Restons sérieux un instant.

Je ne prétends pas à une revue exhaustive étant donné la quantité de sujets abordés dans ce texte. Juste un regard personnel, une revue critique.

La partie juridique, si elle avait été un peu plus développée, aurait pu être intéressante si elle n’avait pas été enchevêtrée de multiples considérations à peine philosophiques, opinions et jugements personnels qui ne découlent pas d’une recherche ou d’une réflexion scientifique ou philosophique construite.

L’humain est-il en dehors de la « nature » ?

La forêt et le Covid-19

La crise du Covid-19 sert de prétexte à ce texte pour nous expliquer que la forêt est fragilisée, surexploitée, qu’elle abrite des animaux et que ces animaux portent des maladies. Certes.

Le raisonnement des auteurs est totalement anthropocentré. Ils considèrent l’espèce humaine comme extérieur à la nature, au point qu’ils s’étonnent que les zoonoses puissent être partagées avec elle. Or, Homo sapiens appartient avant tout à l’ordre animal. Il n’est pas surprenant qu’il puisse partager les mêmes maladies que ses voisins de biotope et de zoocénose.

Ils admettent rapidement que la diffusion des maladies a un lien direct avec l’émergence et accélération des modes de transport comme le train et l’avion. Ce qui est rassurant.

Du contrat social au contrat naturel

Michel Serres n’a pas été le premier à alerter sur les dangers de la surexploitation de la nature, l’histoire de l’écologie le montre. Au « contrat social » de Jean-Jacques Rousseau, dont l’idéal républicain passe par la renonciation du citoyen à ses droits naturels au profit de l’État qui, par sa protection, conciliera l’égalité et la liberté, Michel Serres propose la passation d’un « contrat naturel ». Contrat d’armistice, de symbiose : « Le symbiote admet le droit de l’hôte alors que le parasite – notre statut actuel – condamne à mort celui qu’il pille et qu’il habite sans prendre conscience qu’à terme il se condamne lui-même à disparaître », écrit-il, dans Le contrat naturel.

Alexander von Humbold, géographe et naturaliste du XVIIIe siècle, a pu être identifié comme « l’inventeur de la nature ». John Muir fut au XIXe siècle l’un des pionniers de la protection de l’environnement.

Les recherches de Philippe Descola précisent que seule la société naturaliste (occidentale) produit une frontière entre soi et autrui, en introduisant l’idée de « nature » qui sous-tend implicitement une représentation du monde reposant sur une dichotomie entre nature et culture.

Plus proche de nous, Baptiste Morizot, philosophe, pisteur et naturaliste chevronné, écrit dans son ouvrage Sur la piste animale, que je recommande, que le mot « nature » n’est pas innocent, « il est le marqueur d’une civilisation vouée à exploiter massivement les territoires vivants comme de la matière inerte et à sanctuariser des petits espaces voués à la récréation, à la performance sportive ou au ressourcement spirituel ».

Concept « One Health » et appel d’Heidelberg

Le concept « One Health » (« une seule santé ») est apparu vers 1850, lancé par Rudolf Virchow (1821-1902) qui disait à ce propos qu’« entre la médecine humaine et la médecine animale il n’y avait pas de ligne de démarcation. L’objet est différent mais l’expérience obtenue constitue la base de toute la médecine. »

Un article du Monde de juin 1992 explique que l’appel d’Heidelberg a été orchestré par les industries du tabac et de l’amiante, il ne représentait absolument pas l’esprit de la majorité des scientifiques (Daniel Perron et Geneviève Rey mentionnent cet appel, déduisant que « l’heure était à la toute-puissance de l’homme »). C’était juste un lobbying parfaitement réussi.

La forêt fragilisée

La forêt mondiale se fragilise, s’érode, disparaît. La forêt française se développe, de façon à la fois anarchique et raisonnée. Un équilibre durable entre les forêts mondiale et française passe par la fin de la déforestation importée. La stratégie nationale engage l’ensemble des acteurs (pays producteurs, entreprises, investisseurs, consommateurs) « à modifier ses comportements pour diminuer ses impacts sur la forêt ».

Bien connaître les forêts françaises, les ressources, les faiblesses, les risques actuels et futurs sanitaires, climatiques, de surexploitation ou de sous-exploitation, envisager les moyens d’y répondre, imaginer les possibles, réaliser les prospectives à moyen terme sont les fondements d’une gestion écologique et économique durable. La recherche participative et collaborative, des inventaires fiables, l’expérimentation, les travaux prospectifs, la recherche pourront répondre à ces besoins.

Renouveler la gouvernance et contexte le juridique

Pour les auteurs, il existerait une revendication citoyenne à la décision, pour une gestion purement écologique de la forêt.

Leur proposition est d’une part la mise en œuvre d’une démocratie participative et d’autre part une planification à long terme. Il s’agit pour moi de deux approches contradictoires, ou bien seraient-elles complémentaires sans le savoir ? Une démarche participative citoyenne d’abord, puis l’approche prospective et la planification par l’État ? Qui serait l’arbitre ? Y aurait-il manipulation des citoyens pour les amener à la vision étatique d’une production forestière orientée vers la conservation des peuplements et des écosystèmes? À la sanctuarisation ?

Par ailleurs, je ne suis pas sûre que les millions de propriétaires forestiers privés français accepteraient que leur propriété forestière devienne un domaine public, comme semblent le proposer Daniel Perron et Geneviève Rey.

La forêt sanctuaire, la forêt en « bien commun » ?

Sous certains aspects, la forêt peut apparaître comme un bien public (de droit privé), mais elle ne peut pas être un « bien collectif ou bien commun ». En effet, la science économique définit un bien collectif comme un bien non rival (la consommation du bien par quiconque ne réduit pas les quantités disponibles pour les autres) et non exclusif (libre accès). Exemples : l’éclairage public, la lumière et la chaleur du soleil, les émissions de radio, internet. Mais, le propre du bien commun vécu, c’est qu’en plus de ces deux critères, il répond à un troisième : non seulement les autres ne diminuent pas le bien que j’éprouve, mais le fait qu’ils en jouissent aussi est une condition nécessaire pour que je l’éprouve.

L’espace forestier public en tant qu’espace destiné aux loisirs, à la protection des sols ou des eaux, à la captation des gaz à effet de serre, rentre dans cette définition du bien commun. En revanche, la coupe et l’extraction du bois en tant que matériau destiné à la construction, à l’ameublement ou à l’énergie, réduisent les ressources disponibles pour d’autres usages. De même la chasse. La forêt n’est donc pas un « bien commun ».

Le long terme, l’économie, le marché et la forêt

Planification forestière et économique

« L’économie, le grand Satan ? », écrivait notre prof d’économie.

Et puis, « it’s economy, stupid » versus « it’s planet, stupid » ? La planète s’en sortira toujours, ses capacités de résilience sont infinies. La société humaine en revanche, vieille d’à peine quelques milliers d’années, risque de subir encore de nombreuses catastrophes, quitte à disparaître, ce qui ne changera pas l’avenir de la planète qui s’en fiche. L’économie, elle, ne s’en fiche pas. Bien avant Homo sapiens, dès Néandertal, nos ancêtres ont su mettre en place des échanges d’objets, d’idées, de culture, de gènes. C’est ainsi que les sociétés ont été créées et que l’économie est née.

Les forêts françaises sont, par essence (philosophique), gérées sur le long terme (100, 150, 200 ans). Et c’est ce qui fait notre impuissance devant les fluctuations du temps, celui qui passe et celui qu’il fait. L’écologie comme le climat, l’évolution des écosystèmes artificiels ou « naturels », au-delà 10 ans, ne se prévoient pas. J’ai souvenir d’avoir, en tant que directrice du développement durable sur un très grand projet d’aménagement, négocié durement le passage de 50 ans à 25 ans de contrats de gestion de mesures compensatoires écologiques. Cette durée de 50 ans me semblait inconcevable. Même une gestion sur 25 ans est illusoire. C’est une génération au travail (deux générations pour les fonctionnaires...). Les dossiers, les mémoires se perdent, les savoirs s’oublient. La planification économique et écologique au-delà de 25 ans reste une pure utopie.

Personne, même avec une tête bien faite, ne peut imaginer le monde qui sera dans ces durées. Et les planteurs de chênes et de hêtres d’il y a 150 ans ne pouvaient imaginer qu’une partie de leurs arbres, leurs grumes, partiraient vers l’Asie. Pourtant, l’auraient-ils su, ils auraient planté encore.

Introduire du court terme dans la gestion forestière ?

Réintroduire du court terme dans le long terme de la gestion forestière demande une souplesse intellectuelle certaine. Le marché à court terme se prévoit. L’économie de marché serait-elle le remède à la crise de la forêt française ? Pourquoi pas ?

L’agriculteur peut répondre aux besoins du marché et vivre de son travail en dépit des spéculateurs, et personne ne le lui reprochera.

Le forestier ne le peut pas, il navigue en aveugle, avec ses connaissances empiriques. Il pourrait maximiser ses biens à condition d’optimiser ses ventes de bois, d’être à même d’anticiper les fluctuations des marchés mondiaux, de rechercher des niches locales et nationales. Devenir un parfait négociateur-négociant observant les marchés en continu. Pour cela, il faudrait renforcer les compétences de la filière ou bien aller les chercher. La France ne manque pas de ces compétences qui s’exportent partout dans le monde en mathématique financière, en marketing et en économie.

De la valeur des forêts

En 2000, a été lancée l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire, EM, qui a considérablement fait avancer les connaissances des écosystèmes, de leur fonctionnement et des liens entre la société des hommes et l’environnement. L’EM a été la première évaluation à se pencher sur les répercussions des changements écosystémiques sur le bien-être humain. Le rapport dit « Chevassus au Louis » de 2009 en est une suite : « Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes ». Il présente des valeurs pour les différents services écosystémiques de la forêt française (p. 317 du rapport).

Les auteurs de l’article retiennent de ce rapport que la valeur économique des forêts françaises serait de 1 000 euros par hectare, soit 15 milliards d’euros pour l’ensemble de la forêt française. Et d’ajouter, qu’avec ces montants, tout est possible pour traiter les « vraies » questions.

Sauf qu’il ne s’agit pas de valeur économique, de valeur d’échange, mais de valeur intrinsèque non marchande, calculée et évaluée par des scientifiques. Aucun citoyen n’est prêt à payer pour la fixation du carbone par la forêt, pour le paysage, pour la pratique des loisirs, pour le maintien de la qualité des eaux…

Ces 15 milliards d’euros n’existent pas. Ils sont virtuels et leur inexistence ne peut que faciliter les fausses spéculations.

Il reste au forestier uniquement le prix de la vente de son bois après déduction des coûts d’exploitation, de replantation et coûts annexes. C’est peu.

Émerveillement et réalisme

L’usage du monde, de Nicolas Bouvier, est un récit de voyage, de découverte, de la poésie du monde, et de l’émerveillement de cette découverte. C’est aussi une réflexion éthique et morale sur une manière d’être au monde, de le traverser sans laisser de traces, juste des souvenirs de rencontres autour d’un verre et d’un poème. L’utilisation de cette expression dans l’introduction du texte laissait entrevoir au lecteur cet émerveillement à venir. On l’attend toujours.

En conclusion, la forêt française a besoin d’une réflexion éthique, scientifique, politique, économique, mais surtout a besoin que l’on laisse réfléchir ensemble les professionnels, forestiers, propriétaires, transformateurs, utilisateurs citoyens, accompagnés (et non gouvernés) par des scientifiques, agronomes et écologues, des juristes et des économistes de haut niveau. Ce sont eux, et non pas des politiques ou des fonctionnaires, qui trouveront les solutions, les idées pratiques pour une forêt française dynamique, écologiquement et économiquement durable.

Anne Bablon, ingénieur écologue et agronome, formée aux théories et à la gestion de l’environnement à MinesParisTech.



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Grivoiseries
Rubrique humoristique et satirique de la forêt et du bois


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