J’ai rêvé d’une ambition collective renouvelée et d’un outil de réalité virtuelle pour faire comprendre la complexité des problématiques forestières.
L’interprofession France Bois Forêt lance une campagne de communication « Cap 2020 » d’un budget de 10 millions d’euros TTC pour stimuler la demande en bois, en ciblant les prescripteurs de bois (bureaux d’études, architectes, bailleurs sociaux) d’une part, le grand public, d’autre part.
Cette initiative vers le grand public nous est annoncée, alors qu’un récent reportage de France 2 « Cash Investigation. Razzia sur le bois » (du 24 janvier 2017) a énervé tous ceux qui sont investis dans la gestion forestière ou la transformation du bois durables, qu’ils soient ou non fans de PEFC. Les journalistes s’y sont par exemple émus de ce que des « gros hêtres », donc « de qualité » à leurs yeux, étaient envoyés au broyage, comme s’il allait de soi qu’en matière de bois, « tout ce qui est gros est trop beau pour le panneau ». Dans une tribune intitulée « Massacre au bulldozer en forêt de Fontainebleau » publiée dans Reporterre.net du 9 février 2017, une riveraine de la forêt s’insurge à propos d’arbres que l’on coupe « sauvagement », « en pleine fleur de l’âge ».
Dans certains cas, la presse grand public aide à comprendre que les gestionnaires forestiers ne sont pas des assassins, ou que l’économie du bois n’est pas la négation de l’écologie de la forêt qui pousserait vertueusement toute seule (voir par exemple Libération, « Quand on exploite une forêt, on ne la détruit pas » d’Olivier Levrault, également le 9 février 2017). Ce message est brouillé par l’information sur la déforestation amazonienne confondue avec la forêt de ma ville, brouillé aussi par les luttes de certains professionnels de l’Office national des forêts (ONF) contre l’objectif assigné de « récolter plus » de bois, luttes qui s’adjoignent facilement la sympathie du grand public pour qui récolter plus, c’est récolter, donc c’est de toutes façons récolter trop.
D'après #cashinvestigation cette grume est massive solide donc de belle qualité. Mais pourquoi cette grosse patate est-elle moche? @leCNDB pic.twitter.com/KA54nWIwuc
— Meriem Fournier (@FournierMeriem) 27 janvier 2017
Lors d’un colloque de l’Académie d’agriculture le 24 novembre 2016, Julie Matagne, chercheur en communication à l’université catholique de Louvain (Belgique), nous présentait ses résultats et ses convictions sur comment communiquer la forêt au public citadin moderne : autant la communication « balistique », celle qui assène des messages simples de façon répétée, abonde facilement les représentations sociales en cours sur le mauvais état supposé des forêts (« la surface de la forêt européenne diminue »), sur le crime que représenterait tout abattage des arbres, ou sur l’incompatibilité a priori de la préservation et de l’exploitation de la forêt ; autant une telle communication est inefficace pour diffuser des représentations plus complexes (« la forêt nécessite l’intervention de professionnels pour se maintenir » ou « la fonction productive de la forêt a des bénéfices pour la forêt »).
Portée par des professionnels de la filière, la communication balistique renforcerait même la méfiance d’un public persuadé qu’on lui ment pour défendre des intérêts économiques privés, et que la forêt est en danger. Julie Matagne nous engage à aller vers un modèle de communication éducatif, où l’on considère le public comme un ensemble complexe d’acteurs compétents qui jouent un rôle dans la construction du sens, l’interprétation et l’évaluation des messages. Elle conseille également de s’assurer que les professionnels de la filière, experts pour le grand public, s’accordent également entre eux sur les représentations qu’ils diffusent.
J’ai fait un rêve
Poussant un peu l’idée, j’ai alors fait le rêve que les acteurs de la filière forêt-bois, soucieux d’éduquer le sens critique et le raisonnement du public, se concertaient pour lui donner les moyens de réfléchir aux questions suivantes.
L’homme a-t-il « le droit » de couper des arbres ? Et vaut-il mieux alors couper des arbres de 10, 50 ou 200 ans ?
Pour analyser cette question, demandons au citoyen qui s’insurge contre les forestiers tueurs d’imaginer un instant que notre espérance de vie n’est plus de l’ordre de 80 ans, mais de 1 000 ans. Un outil de réalité virtuelle ferait défiler, en une minute, 1 an, puis 10, puis 100, puis 1 000 ans de paysages, mettant notre citoyen au milieu de forêts, de villes et de l’agriculture, des ressources du sol et du sous-sol en évolution.
Sur 1 000 ans, n’est-on pas plus sensible à l’équilibre entre l’exploitation du pétrole (dont le stock diminuerait à vue d’œil à l’échelle de notre longue vie) et celle des végétaux – arbres, blé ou carottes – qui repoussent à toute vitesse (personne ne s’attriste de la mort des carottes chaque année) ? On sentirait peut-être mieux aussi les cycles entre déforestation – une forêt qui diminue parce que la population qui augmente a besoin du sol pour autre chose – et transition forestière – une forêt qui augmente parce que le développement concentre les populations dans les zones urbaines, et l’agriculture, là où elle est rentable. On se demanderait peut-être aussi avec plus d’acuité ce que sera l’usage des sols pour les 100 ans qui viennent, ce siècle qui devient demain quand on sait qu’on va vivre 1 000 ans. Comment faire face à ce climat déréglé, avec une population qui ne fait qu’augmenter ou des technologies qui peuvent innover très très vite...
Raisonner en même temps les quelques semaines de planification de travaux forestiers, l’année au rythme des saisons et de la déclaration des impôts, les 10 à 20 ans de l’aménagement, les 50 à 100 ans de la production forestière, et du coup aussi la vie des générations futures et même les millions d’années des cycles de formation des ressources fossiles, c’est une compétence essentielle du forestier, que le citoyen urbain ne partage pas facilement.
Tous les arbres sont-ils naturels ? Qu’est ce que la nature ?
Accompagnons le citoyen pour imaginer ce que serait la forêt si l’homme n’y avait jamais coupé des arbres, à l’échelle de la forêt de ma ville comme à l’échelle de la forêt française ou amazonienne. Toutes les forêts ont été marquées par l’empreinte de l’homme. Même les forêts tropicales ne sont pas les espaces vierges de l’imaginaire occidental (cf. par exemple les travaux de William Balée, qui parle de la forêt amazonienne « jardinée », avec une biodiversité maintenue et même créé par l’homme, La Recherche, hors série n° 8, « La preuve scientifique », p. 80, juillet 2002). L’écologie historique montre que la forêt n’est pas une nature sans hommes (cf. Froment et Bahuchet, La Recherche hors série n° 11, « La Terre », avril 2003), et ce d’autant plus dans nos pays peuplés et développés où la forêt est gérée depuis longtemps.
Grâce à la réalité virtuelle, décodons avec le citoyen l’histoire d’une ressource forestière à différentes échelles spatiales ; repérons ce qui cloche (le manque de régénération, les trous dans les classes d’âge, les animaux absents ou en quantité...) ; évaluons sa « naturalité », autant celle qui relève d’une non gestion dans les réserves intégrales, que celle qui relève au contraire d’une intense activité humaine pour maintenir des paysages peu changeants et structurellement complexes, agréables de ce fait aux citadins, où la coupe des arbres, néanmoins indispensable, doit se faire avec la contrainte de ne pas trop perturber ces usagers exigeants.
Qu’est ce qui donne de la valeur à la forêt ?
À l’issue des deux étapes précédentes, les citoyens auront pu juger par eux-mêmes que la forêt n’est pas un no man’s land, mais un écosystème dont l’homme est partie prenante. L’homme y exerce son pouvoir – de destruction, de conservation, de gestion durable – avec de grandes responsabilités. On sait formaliser, depuis les conférences internationales de la fin du XXe siècle, les nombreux services que la forêt procure à l’humanité, dont la production de matériaux et de combustibles, la production d’eau de qualité, la lutte contre l’érosion là où il y a du vent ou des pentes fortes, la production de nourriture ou de médicaments indispensables pour certains peuples, la préservation de la biodiversité, des espaces récréatifs pour les citadins modernes avides de verdure et de grands arbres majestueux (voire de champignons)... et désormais l’atténuation de l’effet de serre et du dérèglement climatique.
Ces services qui ne sont pas nécessairement en conflit, mais toujours en interactions, confèrent sa valeur économique, écologique, sociale à la forêt. Aucune forêt n’a qu’une seule de ces trois valeurs. Notamment, une forêt de production de bois a aussi des fonctions écologiques et sociales. Bien entendu, une forêt ne peut pas non plus atteindre le score maximal partout. Le logiciel de réalité virtuelle, associé à un outil d’évaluation multicritères de la valeur des forêts dans leur paysage, aiderait peut-être le citoyen, acteur de ses représentations forestières, à bien intégrer cette complexité sur des cas concrets.
Pourquoi produire du bois ? Pourquoi ne pas laisser les arbres tranquilles et concentrer la forêt sur les autres services plus « écologiques » ?
À ce stade, il « suffit » d’ajouter, à l’outil de réalité virtuelle, une représentation de la filière bois, montrer qu’au-delà des « bulldozers » et des machines qui laissent des ornières qui font pester les promeneurs et randonneurs, les grumes vont se faire scier pour finir en panneaux, en poutres, en maisons ou en meubles, qu’un même arbre et une même forêt fournissent toujours différentes qualités de bois. S’ensuit qu’un savoir-faire attendu de l’organisation complexe de tous les acteurs de la transformation du bois, c’est de trier et de mettre le bon bois dans la bonne filière et au bon endroit, pour optimiser la chaîne de valeur. Ne pas montrer alors un système idyllique des « Bisounours au pays du bois », mais expliquer les problèmes et les incohérences – la complexité logistique et économique d’approvisionner tout le monde, les filières qui manquent localement, la concurrence, les circuits théoriquement courts qui deviennent très très longs...–, simuler aussi l’impact des innovations, passées ou à venir.
Après avoir laissé le public se divertir avec cette version orientée forêt-bois des jeux Sims ou Forge of Empires (dans laquelle il ne faut pas non plus isoler la forêt et le bois du reste de la société), il resterait à lui donner l’occasion de simuler l’arrêt de toute exploitation locale du bois (plus facile à expérimenter en réalité virtuelle qu’en vrai !). Pour continuer à vivre, il lui faudrait alors se chauffer ou se loger sans le bois des forêts proches, taper sur les bois des forêts éloignées, l’eucalyptus brésilien ou le hêtre roumain..., ou utiliser d’autres ressources agricoles (sans arrêter de se nourrir), ou déstocker du pétrole, du charbon ou de l’uranium, construire de nouvelles centrales nucléaires... Peut-être trouvera-t-il un compromis acceptable pour vivre sans exploiter sa forêt, ni saccager celle des autres, ni les autres ressources naturelles, un compromis fondé par exemple sur le recyclage optimal des bois usagés et la culture intensive d’arbres sur de faibles surfaces ? Ou encore reconnaîtra-t-il qu’organiser ces activités agricoles, industrielles, minières, de façon vertueuse sur la planète comme sur chaque petit territoire, mérite plus d’attention qu’un simple « non à la coupe des arbres ».
Allier développeurs, pédagogues et forestiers
Je rêve ? L’outil de réalité virtuelle demanderait d’allier de gros moyens des développeurs de jeux vidéo – qui savent programmer et savent aussi comment le public aime jouer –, avec les modèles des dynamiques forestières ou les modèles de filière dans les territoires... plus ou moins déjà développés par la recherche forestière (qui devra quand même les adapter et les simplifier un peu). Utiliser l’outil avec le public, pour qu’il s’en empare afin de penser la complexité et les transitions, demanderait le concours de spécialistes de la pédagogie numérique, sans doute aussi un projet politique ambitieux d’éducation citoyenne, à l’école ou dans les quartiers.
Certains acteurs de l’enseignement forestier et secondaire en région Bourgogne-Franche-Comté y pensent, avec le projet « Silva Numerica : apprendre la forêt par simulation », lauréat en 2016 de l’appel d’offres E-Fran du PIA*. Avec ou sans outil de réalité virtuelle, sur le terrain surtout, les initiatives pour impliquer le citoyen dans la complexité forestière ne manquent pas. L’ONF fait par exemple renaître l’école de la forêt. Pour la Lorraine que je connais, le projet « Tous chercheurs » et les expositions « Ça déboite » et « La forêt en mouvement » d’Escales des Sciences vont au contact du grand public avec des ambitions nouvelles... . J’imagine sans peine que d’autres territoires font de même, voire mieux.
Depuis mars 2016 (lire Forestopic du 23 mars 2016), nous savons que les Français se voient mieux vivre à Fondcombe (la ville forêt des elfes du Seigneur des anneaux) qu’à Gotham City. Les Français aiment donc a priori la forêt. Il est de la responsabilité de ceux qui en sont experts de les aider à affiner leurs représentations et leur projet forestier, ne serait-ce que pour leur expliquer que les arbres ne sont pas des sculptures, mais des êtres vivants qui grandissent et meurent, ou que la forêt n’est pas un décor mais un écosystème qui change, qui offre des services, et qui se gère pour contrôler ces changements et ces services.
Nous avons quantité d’ingrédients prêts pour une communication éducative à la forêt, pour faire monter l’ambition collective d’un cran ; il ne manque sans doute plus que les moyens de la coordination et de l’assemblage, peut-être aussi une représentation partagée entre tous les acteurs de la forêt, qui permette d’aborder la diversité des points de vue et la complexité des possibles solutions pour une bonne gestion des forêts et une bonne valorisation du bois.
Meriem Fournier,
directrice du campus de Nancy d’AgroParisTech dédié à la formation supérieure forestière
* PIA : programme d’investissements d’avenir.